POUR UNE BIOETHIQUE DE LA FRAGILITE — Aumônerie des hôpitaux de Pau

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POUR UNE BIOETHIQUE DE LA FRAGILITE

 

                                                                                                            

 

 

                                                                                                                                

 

 

 

Le staff médico-social du service est devenu  notre espace éthique du lundi. Nous nous occupons de cancers ORL, et c’est difficile : beaucoup de nos patients sont des gens pauvres, des laissés-pour-compte, des incasables même. Ils boivent et fument malgré le cancer, ont des trachéotomies, des gastrostomies, pas mal sont seuls, sans famille, sans boulot et ne vont même pas guérir…

Or nous, les professionnels, ce que nous observons à l’hôpital public, c’est que l’obsession est à la réduction des coûts. Quoi qu’on fasse, on nous fait comprendre qu’on dépense trop, qu’il faut réduire encore et encore les dépenses, qu’il y a toujours trop d’infirmières, alors que ce que nous tous voyons, c’est qu’il n’y en a jamais le nombre qu’il faut.

Nous sommes dans ce staff, des professionnels de tous métiers, de toutes sensibilités politiques ou philosophiques. Tous, nous sommes partie prenante des débats bioéthiques parce que nous les vivons dans notre activité et que nous bénéficions des progrès dans notre propre pratique.

Mais tous, pressentons que les enjeux financiers vont peser de toutes parts sur la conjonction du vivant et de la technique, bref sur la bioéthique : ce que nous craignons, c’est que nos pauvres laissés-pour-compte ne pèsent pas lourds quand il s’agira de dépenser toujours plus pour leur survie, qu’ils n’intéressent pas grand-monde ; qu’au fond leur disparition rapide dans la dignité avec le moins de souffrance possible soit une façon élégante de régler éthiquement le problème…

A l’heure des « GAFA » (Google, Amazon, Facebook, Apple, NDLR), ce que tout le monde a vite compris, c’est que les biotechnologies qui vont s’imposer dans le monde entier, parce qu’elles sont plus glamour, ce sont celles qui font rêver le citoyen du monde en bonne santé, d’un homme plus fort, plus parfait, vivant longtemps, à l’abri de la maladie et de la mort ; des biotechnologies du possible, toujours nouveau, d’une croissance sans fin mesurable, des technologies diffusables dans le monde entier, toujours plus coûteuses et toujours plus rentables…

Nous, nous ne  voyons pas tout, dans ce qui se dessine qui est si vertigineux, de ce que la science et les techniques rendent possibles sur l’homme…

Mais nous regardons nos patients ; ils sont l’exemple de l’homme fragile, de l’homme faible, qui s’est mal défendu et que pas grand-monde ne défend parce qu’il n’est pas l’avenir du monde.

Ce que nous devinons, c’est qu’ils resterons en dehors de la bioéthique du progrès,  de la bioéthique du possible, du toujours plus. Il leur restera l’hôpital des pauvres, le lot des mal-lotis. Or en France,  on s’est toujours préoccupé du plus faible.

Ces gens-là, nos patients, comme tous les faibles que nous côtoyons partout, il nous revient à nous de les défendre, et à la réflexion bioéthique de ne pas se laisser embarquer dans la seule logique de ce que la technologie rend envisageable.

Si la mort et la vie sont des sujets majeurs de bioéthique, oui, il nous revient de développer collectivement une bioéthique des limites, de nos limites, de la limite entre l’humain et le surhumain.

Nos frères humains les plus fragiles doivent nous inspirer sans cesse, dans cette réflexion sur ce qui nous fonde encore comme civilisation. Et l’éthique de la protection est, dans les sciences  et les technologies de la vie, une tâche urgente et fondatrice.

 

Jean Lacau St Guily, Professeur ORL et chirurgie cervico-faciale, cancérologue, Hôpital Tenon et Sorbonne Université.

La Croix, le 12/03/2018